Melody Moore, 47 ans, enseignante et mère de deux enfants, a été victime d’inceste durant son enfance. Elle a eu le courage de partager son histoire pour aider les victimes et leur proposer des clefs vers la guérison. En effet, 2 millions de personnes déclarent avoir été victimes d’inceste. A travers ce témoignage touchant, fort et passionnant, elle nous explique comment le silence et l’amnésie, caractéristiques chez les victimes d’inceste, peuvent engendrer de nombreux troubles de santé et du comportement. Une postface de l’Association de lutte contre l’inceste « Le Monde à travers un regard » donne des explications et de précieux conseils pour toutes les victimes et entourage des victimes.
Mais avant tout, nous vous proposons de découvrir l’interview de Melody Moore qui a gentiment accepté de répondre à nos questions.

Hélène : Qu’est-ce qui vous a donné l’envie et la force d’écrire votre témoignage ?

Melody : Au départ, j’ai voulu écrire pour mes enfants afin de leur laisser une trace de mon passé, individuel mais surtout familial, qu’ils sachent d’où ils viennent, et sur quels secrets a été fondé l’esprit de famille de leurs ancêtres. Car je me suis rendue compte, à travers mes recherches généalogiques sur trois générations, que je n’avais pas été la seule à avoir vécu la violence sexuelle, mais que tout avait été enfermé sous une dalle de silence : j’ai recensé huit agressions du côté de maternel, et deux du côté paternel ; certaines restent encore secrètes !
Au fur et à mesure, j’ai trouvé que ma façon d’écrire, simple,  permettait d’aborder le sujet auprès de personnes non concernées par l’inceste, de les toucher, et de les ouvrir à ce phénomène. Par exemple, j’ai une amie qui s’est plongé dans la lecture, «  à contre cœur,  à cause du sujet » m’a-t-elle avoué, et qui  finalement a été emportée par l’histoire de ma vie et par la façon dont je parle de l’inceste, parce qu’elle s’attendait à des détails glauques et à une lecture difficile. Le sujet est  vraiment tabou et répulsif parce que les gens associent immédiatement inceste avec sexe et  violence. Or, l’inceste ne nécessite aucune violence puisque l’enfant est sous l’emprise de celui dont il dépend affectivement et matériellement. Et puis, contrairement aux idées reçues, les conséquences ne sont pas forcément et exclusivement sexuelles :  elles portent davantage sur l’identité entière de la personne, et agit sur les domaines affectif, relationnel, professionnel, social, et finalement sur toute la construction d’une vie.
Et peu à peu aussi, je me suis dit que mon témoignage pouvait aider des personnes victimes d’inceste, leur donner la force et le courage. Je n’ai pas été déçue car les « retours » que j’ai de mes lecteurs et de mes lectrices sont souvent poignants. De cela, je suis très heureuse. Je noue des contacts et j’ai des échanges humains, solidaires et vrais. Et puis mon éditeur m’a proposé de rédiger des annexes recensant, notamment, des numéros de téléphone et des lieux associatifs où trouver de l’aide. Cela est très important de pouvoir faire circuler ce genre d’informations à celles et ceux qui sont victimes des violences sexuelles en général, et de l’inceste en particulier.

Sur combien de temps avez-vous écrit votre livre ?

En une année, j’ai écrit 90% du témoignage, presque à chaques vacances scolaires. Et puis j’ai rédigé le dernier chapitre en six mois . Je n’arrivais pas à lâcher l’écriture, et il m’est arrivé de travailler 18 heures d’un coup, m’excusant auprès de mes enfants qui se géraient tous seuls. Mon fils Natan, 9 ans, passait et questionnait  : « Tu travailles sur ton passé ? Bon courage Maman! ». Ma fille Justine, 15 ans disait : « Continue, je vais préparer à mange ! ». C’est aussi grâce à eux que j’ai pu écrire … 
L’écriture a été très fluide et facile pour moi, mais une fois les mots posés, je remaniais beaucoup dans ma tête, et puis je relisais tout le temps pour changer quelques détails très importants à mes yeux parce que, ce que je voulais dire devait être lisible et compréhensible par une personne extérieure. Je voulais vraiment trouver les bons mots pour dévoiler ma pensée et mes sentiments profonds et exacts.

Le fait d’écrire a-t-il été une sorte de thérapie pour vous ?

Oui. Au début, je n’en ai pas eu trop conscience. Après le dernier mot écrit, je me suis sentie juste soulagée et allégée pendant une semaine, puis ma vie a repris comme si rien n’avait changé, et j’ai été presque déçue. Pourtant, je me suis rendue compte à postériori, que cela a été une énorme étape, et les effets de ce témoignage perdurent encore aujourd’hui : 
J’avais vraiment besoin de mettre des mots sur mes souffrances, de les officialiser, de les faire exister, de les regarder en face. J’avais besoin de faire le point sur tout le déroulement de ma vie, de tout poser, et de constater que l’inceste (que mon cerveau avait occulté pendant si longtemps) avait en fait agit souterrainement sur tous mes choix de vie, et avait en quelque sorte gangréné l’ensemble de mon parcours.
Je me suis rendue compte, enfin, que l’écriture a été un moyen de m’approcher de l’inceste, mais doucement, très doucement, avec le filtre de la distance que permet l’écriture.
Aujourd’hui, je peux dire que parler, mettre en mot cette chose quasi-indicible,  m’a permis d’avancer sur le chemin de ma réparation, de ma « guérison ». Cela a été une étape fondamentale car je suis, enfin, sortie du silence…

Aujourd’hui, depuis la parution de votre livre, arrivez-vous à mieux vivre avec votre lourd passé ? Vos troubles psychosomatiques se sont-ils atténués ?

Oui, je continue sur mon chemin de « guérison » : avec les remontées de la mémoire de mon corps, avec les objectifs de la réconciliation avec moi-même, et de l’acceptation du fait que je vais devoir vivre, à ma façon, avec quelques handicaps invisibles par les autres, et qui sont les conséquences de l’inceste.         
Mes troubles psychosomatiques ont changé ; certains se sont amplifiés et d’autres se sont atténués.  Par exemple, je fais davantage de crises de boulimie, mais je ne suis plus dépressive comme avant car désormais, j’arrive à mettre de plus en plus de sens sur ce qui m’arrive ; par exemple, je prends conscience des moments où  ma  volonté inconsciente de destruction et de mort (répétition de ce que j’ai ressenti pendant les agressions) prend le dessus sur ma force de vie, par ailleurs  exceptionnelle. Mes lombalgies ont quasiment disparues. Mais la différence, c’est surtout que  j’ai moins peur d’aborder l’inceste, cette fois, par les sensations, par le corps; j’ai réduit la distance que j’avais mise lors de l’écriture.

Comment votre famille a-t-elle réagi à la publication de votre livre, malgré le fait que vous ayez changé le nom des personnes citées dans celui-ci ?

Deux personnes, ma sœur Camille et ma cousine Erika, sont profondément heureuses de sa publication, parce qu’elles n’ont  aucun doute sur la véracité de mes propos, et qu’ elles savent que le contenu du livre est important d’un point de vue généalogique ; c’est comme s’il nettoyait la mémoire familiale de ses secrets si pesants et nocifs, et remettait les choses à l’endroit.
Tout le reste de la famille continue à se murer dans le silence puisque j’ai changé tous les noms de personnes et de lieux, que j’ai brouillé les pistes. Leur image sociale d’une famille unie et bien sous tous rapports étant parfaitement protégée, ils peuvent dormir tranquille ; c’est cela qui compte de leur point de vue.

Quels conseils voudriez-vous donner à des victimes d’inceste qui n’osent pas sortir du silence ?

Franchement, aucun conseil. Juste leur proposer de lire mon livre ou un autre, de voir un film de cinéma comme « Festen » ou « Elle ne pleure pas elle chante », ou de naviguer sur internet et sur les sites des associations qui se battent contre ce phénomène si répandu.
Mais il s’agit juste de proposer, non d’imposer, car si l’on n’est pas prêt à sortir du silence, c’est qu’il y a davantage de risque que de se taire. C’est quand le silence et toutes les stratégies de survie mises en place deviennent tellement étouffantes et dangereuses, et surtout quand on se sent la force de  parler, que quelque-chose peut s’enclencher. Parce que parler procure des angoisses terribles. Mais une fois sorti de son silence, on peut trouver tout le soutien dont on a besoin : auprès de proches, victimes également, mais aussi par téléphone, au siège des associations, par internet, par des groupes de parole, des tchats, etc. Ensuite, c’est à chacun de se trouver une thérapie, et puis des activités artistiques et/ou corporelles qui conviennent. Chacun devra trouver, à différentes étapes de son cheminement, les moyens les plus adaptés selon soi.  La patience et la bienveillance envers soi-même sont les meilleurs atouts car le chemin est long et difficile, mais il vaut tellement le coup, car le but est de vivre plutôt que de survivre !


Avez-vous de nouveaux projets d’écriture ? Et/ou des actions planifiées au sein des Associations dont vous faites partie ?

Non, je n’ai pas de nouveaux projets d’écriture. Et pour l’instant, je ne me sens pas encore assez forte pour aider les autres autrement que par mon livre,  parce qu’une grande partie de mon énergie est absorbée par ma « guérison ».
J’ai le projet de me former à l’animation de groupes de parole ; c’est ce qu’offre par exemple, l’association « Le Monde à Travers un Regard » dont la présidente a rédigé la post-face de mon livre. J’ai aussi le projet de me former pour intervenir dans un cadre de prévention et de sensibilisation en milieu scolaire, non seulement auprès des élèves des collèges et lycées mais aussi auprès des adultes en contact avec eux. Aujourd’hui, malgré la loi, aucun adulte n’est sérieusement formé pour repérer les signaux émis par des élèves en situation d’inceste, ni pour accueillir une révélation d’inceste, et les orienter.

Merci beaucoup pour votre témoignage.